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L’arrière-cuisine

Le Livre

J’ai interviewé pour franceinfo les plus grands chefs actuels. Et j’ai eu envie, pour ceux qui ont connu un parcours de vie hors du commun, de dresser leur portrait dans une écriture plus littéraire qu’une simple séquence radiophonique. Voici donc vingt-cinq histoires qui retracent autant de cheminements de labeur, comme des mini-romans à savourer.

De l’adolescence fugueuse de Thierry Marx au Liban lointain d’Alan Geaam, de la belle amitié entre Andreas Mavrommátis et Georges Moustaki à la cuisine inclusive de Nadia Sammut, des doutes d’Anne-Sophie Pic à la résilience d’Alain Ducasse, voici 25 portraits plus savoureux les uns que les autres. Le livre idéal pour parcourir la France, à la découverte de femmes et d’hommes d’exception.

Les chefs et cheffes au sommet ont en commun des valeurs qui ne surprendront pas : travail, exigence, rigueur, engagement, sens du devoir, amour du produit et respect du convive (aussi bien que respect du produit et amour du convive), maîtrise technique issue d’un apprentissage long et sévère, et bien sûr le talent, la créativité, l’imagination qui prennent le pouvoir en effaçant la technicité.

On ne claque pas des doigts pour entrer dans le cénacle des étoilés Michelin ou des toqués Gault&Millau ! Avant de prendre la lumière, grâce à la cuisine, il faut s’extirper de la pénombre d’une « arrière-cuisine ».

Tous n’y parviennent pas. Certains attendent toute leur vie la reconnaissance des guides ou des médias, en vain. Leurs clients sont satisfaits, leurs mets sont bons, pourtant il a manqué ce petit coup de pouce du destin, cette volonté de fer, ce mental qui conduit à oser un risque inconsidéré pour devenir un grand parmi les grands.

Tous ceux qui sont au sommet le méritent.

 

Herscher 2022

Extrait

Du côté de Narbonne, au sortir de l’Autoroute, une de ces départementales que Jean Yanne haïssait serpente vers un pays de vins, de bergers et de hauteurs rocheuses : les Corbières. En catalan, le nom de ce massif signifie « nid de corbeaux », c’est dire si ce bout du monde à l’orée du pays cathare est resté longtemps à l’écart des voyageurs. Aujourd’hui, l’Europe entière s’y presse pour rejoindre L’Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse, et l’acteur – amateur de bonne chère à qui Troisgros avait dédié en son temps une « sauce à la tomate pour Jean Yanne » et qui répliquait dans Que la bête meure : « Sur la bouffe pas d’histoire, c’est bon ou c’est mauvais ! » – l’a peut-être empruntée avant tout le monde cette départementale, pour rallier le restaurant de Gilles Goujon. Car ce dernier est le fils spirituel de l’immense Roger Vergé chez qui Yanne et tant d’autres artistes se régalaient déjà, à Mougins, en apposant leur signature sur les vitres du jardin couvert.

Tanière de quelques dizaines d’âmes, Fontjoncouse s’accroche donc à flanc de montagne. Pour rallier ce nouveau temple de la gastronomie, deux véhicules ont du mal à se croiser. Mais une fois sur place, vers l’heure du déjeuner, on assiste au spectacle inédit et étonnant d’une ribambelle de voitures arborant des plaques de tous horizons, garées cahin-caha le long de l’unique ruelle du village sur plusieurs centaines de mètres. Chacun a déposé comme il a pu sur le bas-côté sa Mercédès ou sa Clio pour finir à pied jusqu’au restaurant. Ça tombe bien, la marche ouvre l’appétit.

C’est donc là, au milieu de nulle part, que Gilles Goujon s’installe par un beau matin de 1992 avec Marie-Christine, son épouse et première admiratrice. Tous deux sont tombés un peu amoureux du lieu, quand surtout leurs moyens financiers leur interdisent mieux. Sans le sou, sûr de son talent et décidé à ouvrir sa propre adresse, le jeune chef à peine trentenaire rachète L’Auberge du Vieux Puits, un établissement maudit qui a plusieurs fois déposé le bilan mais dont le bail n’est pas cher. Les amis de Goujon se demandent s’il n’est pas tombé sur la tête. Les premières années leur donnent presque raison tant elles sont terribles.